Entretien avec Mickaël Labbé

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Hélène Touche
Architecte-urbaniste
AUAT

Mickaël Labbé est maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à la faculté de philosophie de Strasbourg. En octobre 2019 est paru Reprendre place, contre l’architecture du mépris. Mickaël Labbé y évoque des aménagements urbains excluants, méprisants, alors même que la rue est le lieu de la vie sociale et l’échelle à partir de laquelle se forge le sentiment d’appartenance à un lieu. Il défend une conception humaine de l’architecture et de l’urbanisme.

Votre ouvrage s’articule autour de la notion de droit à la ville. Pourrions-nous commencer par proposer une première approche de cette notion ?

L’idée de droit à la ville est née en 1968 sous la plume du philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre dans un ouvrage du même nom. Il fait aussi l’objet d’un immense regain d’intérêt depuis sa reprise par des penseurs contemporains comme David Harvey ou encore dans des mouvements sociaux-urbains s’en réclamant.

Pour dire les choses de manière synthétique, l’idée de droit à la ville signifie l’aspiration à une autre manière de vivre et de faire la ville. En un mot : un droit à la vie urbaine pour toutes les couches de la société. Vivre en ville, ce n’est pas simplement habiter un certain type d’espace. C’est un mode d’être, une manière d’exister avec ses possibilités propres. C’est là tout un idéal d’émancipation de l’humain qui est contenu dans cette affirmation du bonheur urbain.

Le cœur encore vibrant de cette notion réside, à mon sens, dans la notion d’appropriation qui est en son centre. La ville est un bien commun qu’il ne s’agit pas de posséder, mais de pouvoir s’approprier et définir par nos usages partagés. Or, les habitants sont aujourd’hui encore trop largement dépossédés de ce pouvoir d’appropriation et de mise en forme de ce qui les concerne pourtant au plus haut point : le lieu même dans lequel se déroule leur vie.

Pour ma part, je pense que cette aspiration à nous relier autrement à nous-mêmes et aux autres par le biais d’une manière plus profonde de vivre notre rapport à nos milieux de vie est aujourd’hui encore d’une grande force.

 

© Collectif Etc

 

Ce numéro de notre revue se concentre sur le sujet de la rue. En quoi cette figure est-elle archétypale de l’espace public ? Quel est l’enjeu de la « figure urbaine de la rue » au regard des problématiques soulevées dans votre ouvrage ?

Dans l’optique du droit à la ville, la rue ne saurait être considérée uniquement comme une « machine à circuler » (ce qu’elle est aussi bien entendu !), mais comme un lieu urbain incarnant un certain idéal d’urbanité. Un espace de rencontre, d’aventure, de flânerie, d’apparition publique, de confrontation à l’altérité et de cohabitation avec d’autres, un certain accès à la centralité… Un type d’espace offrant des possibilités spécifiques et contribuant à une certaine manière de faire ou non communauté. La manière dont la rue est traitée par les politiques urbaines est à cet égard symptomatique du modèle social qui les sous-tend. On peut lire une formation sociale à sa manière d’investir ses rues.

La rue n’est ainsi pas uniquement lieu de passage ou de consommation, mais bien lieu de vie. Elle est ce qui relie différents types d’espaces (des places, des immeubles, des commerces, etc.) ou, au contraire, les sépare. Cela a été montré de manière magistrale par Jane Jacobs. La rue est le lieu de la vie sociale, qu’il s’agisse de nos interactions les plus ordinaires (croiser un voisin, aller faire ses courses, voir des enfants faire de la trottinette), jusqu’à des rassemblements plus politiques. Elle est le lieu dans et par lequel une communauté sociale se forme et prend forme. La rue, c’est aussi ce sens de l’identité et de l’appartenance à un lieu : « dans ma rue », dit-on.

Là encore, il me semble que dans la fabrique néolibérale de la ville, la rue est traitée d’une manière limitative et pathologique. Ou bien selon une obsession excessive pour les questions de sécurité. La rue est vue comme espace de contrôle et d’angoisse, de flux et de stress ; ou bien suivant une logique purement marchande qui n’envisage plus le rassemblement des hommes autrement que sur le modèle de la consommation. La manière de faire usage de nos rues est ainsi extrêmement pauvre. Une sorte de rue à usage unique, là où quelqu’un comme Jacobs expliquait la vitalité de la vie urbaine par la présence de rues vivantes, faisant coexister des personnes différentes venues pour des raisons et des usages différents, à des moments différents de la journée, etc. Une autre rue est donc bien possible !

 

Vous évoquez, en contrepoint des figures pathologiques de l’espace urbain que vous étudiez (mobilier anti-SDF, privatisation, sur-tourisme…), la nécessité d’une ville de la confiance, de la reconnaissance vis-à-vis de tout individu qui habite, au sens large, l’espace public. Pourriez-vous développer cette idée ?

L’espace métropolitain contemporain est synonyme d’inégalités et de fracturation des espaces. La question directrice du droit à la ville est en fait extrêmement simple : qui a droit à la ville ? Pour qui la ville est-elle faite ? Ce pour quoi nous devons militer, c’est pour que ces questions reçoivent des réponses pluralistes et ouvertes. La ville, c’est un bien commun à usage collectif et public. Mais la manière dont nous faisons la ville est-elle encore réellement soucieuse d’autres habitants, qui ont d’autres vies, d’autres usages et d’autres besoins ? Qu’en est-il des personnes âgées, des enfants, des SDF, des migrants, des personnes handicapées, des précaires, des banlieusards, etc. ? Qu’en est-il des femmes dans l’espace public ? Il s’agit là bien d’habitants et d’usagers au même titre que les autres.

Les phénomènes que vous indiquez sont tous les symptômes d’une architecture du mépris, de la défiance, de l’hostilité. Il faut bien se rendre compte que la ville est un espace politique. Aucune décision d’aménagement, aussi insignifiante soit-elle (j’enlève des bancs, je les remplace par du mobilier assis-debout), n’est purement technique ou neutre. Toute décision spatiale implique un modèle social. Elle rend possible ou impossible des formes de vie, elle favorise ou empêche des manières d’être ensemble, elle signifie à ses usagers des messages implicites qui agissent sur la formation de leur identité, sur la reconnaissance de leur place au sein de la société. Installer un mobilier anti-SDF, par exemple, c’est indiquer très clairement à la personne visée qu’elle est indésirable, qu’elle vaut moins que d’autres personnes qui, elles, ont le droit d’être là. C’est également inscrire dans l’espace même d’un lieu une telle hostilité, une telle méfiance, ce qui produit des rapports sociaux d’hostilité, une société plus défiante vis-à-vis de l’autre. Il en va de même lorsque l’on traite les habitants comme pesant bien moins dans les décisions qui les concernent que les touristes, les promoteurs ou les plates-formes. C’est un signal de mépris.

Donc : oui, nous avons besoin d’une architecture de la reconnaissance, d’un urbanisme de l’égard. Et cela est possible, car l’architecture ou l’urbanisme peuvent avoir des effets d’amélioration formidables.

 

En termes de configuration, de dispositifs spatiaux, comment cela pourrait-il se traduire ?

Il ne faut jamais fétichiser des dispositifs spatiaux particuliers ou rêver à des solutions types qui agiraient partout et toujours comme des formules magiques, il faut sans doute être à la fois très conscient des problématiques d’ensemble et s’inspirer des meilleurs exemples (j’en cite quelques-uns dans mon ouvrage).

 

Comment arrive-t-on, dans la chaîne de conception et de décision, à la production de ces espaces dysfonctionnels ? Comment peut-on analyser le rôle de chaque acteur dans le processus de production de l’espace social, dans leur niveau d’ « habitabilité » (architectes, urbanistes, services techniques de collectivités, élus, instances de concertation…) ?

Mon propos est souvent incisif et critique. C’est là, à mon sens, le rôle de l’intellectuel : aider à formuler les problèmes, plutôt que de fournir des solutions clés en main. Car je ne suis ni architecte ni responsable politique. Mais je tiens à souligner que cet ouvrage est un geste d’amour en direction de l’architecture et de l’urbanisme.

Je pense que la complexité de la situation est pour partie responsable de ces échecs. Les décisions locales sont enrégimentées dans un fonctionnement systémique à l’échelle globale. La concurrence territoriale, le recours au branding, la course aux labels et aux grands événements, l’obsession sécuritaire font partie d’une sorte d’inconscient de l’action municipale et urbaine aujourd’hui. Difficile donc de s’en défaire. De la même manière, la gentrification est un processus mondial, très largement mécanique et anonyme. Sans oublier le fait que certains intérêts privés, puissants, n’ont aucun souci de produire une ville habitable pour tous. La connaissance du cadre économique et politique large dans lequel toute décision prend place me semble encore insuffisante. Pour ne prendre qu’un exemple : la piétonisation d’une rue ou le réaménagement d’une place sont à priori des initiatives excellentes (en matière d’écologie et d’urbanité). Mais si l’on ne prend pas suffisamment en compte le contexte et les effets potentiels de telles décisions (gentrification, augmentation des loyers, expulsion des populations plus précaires qui vivent dans les endroits concernés), elles produiront au final plus de mal que de bien.

Cela suppose une volonté politique claire et explicite de faire la ville autrement. Au-delà de tous les mots d’ordre, de tous les slogans (participation, ville verte, écosystème ouvert…), il faut assumer que l’on fait de la politique, c’est-à-dire des choix orientés par des valeurs dont il faudra rendre compte aux citoyens-habitants.

 

 


© Collectif Etc

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